INTERVIEW

Émile Lansman · Éditeur

BONJOUR ÉMILE, POUR COMMENCER POUVEZ-VOUS VOUS PRÉSENTER ?

Bonjour, je m’appelle Émile Lansman. J’ai occupé des fonctions de cadre culturel en Belgique et en Francophonie, mais je suis surtout éditeur de théâtre depuis 35 ans. Je publie des textes en français provenant de diverses régions du monde, notamment d’Afrique, d’Amérique du Nord et, bien sûr, d’Europe. Mon travail consiste à accompagner les auteurs, à les soutenir dans leurs démarches créatives et leur quête de reconnaissance, y compris pour les prix littéraires. En résumé, je suis un éditeur engagé, présent sur le terrain.

"Les filles aux mains jaunes", mis en scène par Joëlle Cattino

POUVEZ-VOUS NOUS RACONTER BRIÈVEMENT L’HISTORIQUE DE LANSMAN EDITEUR ?

Je n’ai jamais rêvé d’être éditeur, c’est un peu un hasard. À l’origine, je dirigeais l’association belge théâtre-éducation, “Promotion Théâtre”. Cette association avait pour principe d’amener les jeunes à jouer sur scène pour ensuite les inviter à revenir comme spectateurs. Mais lorsqu’on assistait aux spectacles, on se rendait vite compte qu’on jouait toujours les mêmes pièces : Shakespeare, Molière, Anouilh, Tardieu… D’où la question : pourquoi les animateurs d’ateliers ne choisissent-ils pas des pièces écrites par des auteurs contemporains, qui parlent du monde d’aujourd’hui, pour des jeunes d’aujourd’hui ? En réalité, on s’est vite rendu compte que ces pièces n’existaient presque pas. C’était dans les années 80, une époque où Michel Vinaver dénonçait la pauvreté de l’édition théâtrale.
Nous avons donc lancé un appel en Belgique : les auteurs dramatiques avaient trois mois pour nous envoyer leurs textes. On n’a pas spécifié qu’ils devaient être destinés à être joués par des jeunes. On a reçu près d’une centaine de textes, ce qui était surprenant dans une communauté de 4 millions d’habitants où l’on disait qu’il n’y avait pratiquement plus d’auteurs. Cela m’a donné l’envie de créer, avec mon épouse Annick, une maison d’édition. Au début, l’idée était de publier chaque année deux auteurs belges peu ou pas connus. Le premier que nous avons publié s’appelait Sony Labou Tansi. Il n’était pas belge, et il n’était pas non plus inconnu puisqu’on parlait de lui pour le prix Nobel de littérature. À partir de ce moment, j’ai acquis la réputation de publier des auteurs africains. Ensuite, le projet s’est élargi, car ce que je pensais être un problème purement belge d’absence d’éditeur théâtral s’est révélé être en réalité partagé par toute la francophonie, y compris la France.

QUEL EST VOTRE RYTHME DE PUBLICATION ? POUVEZ-VOUS NOUS PARLER DAVANTAGE DE VOTRE FONCTIONNEMENT ?

Avant la crise du COVID, on éditait entre 40 et 45 textes par an. La crise sanitaire a été particulièrement difficile pour tous les éditeurs, en particulier ceux du secteur théâtral. Aujourd’hui, nous en éditons entre 20 et 25 par an, soit environ 2 par mois. Ce qui distingue l’édition théâtrale des autres genres littéraires, c’est que les textes ne disparaissent pas aussi vite après leur sortie si un intérêt suffisant n’est pas au rendez-vous. Par exemple, un roman qui n’a pas de succès, peut être retiré de la circulation après quelques mois. Mais en théâtre, nous avons encore des textes publiés il y a 35 ans, comme ceux de Sony Labou Tansi, qui continuent de circuler et d’être demandés.

Aujourd’hui, nous possédons 1430 livres dans notre catalogue, dont 1200 à 1250 restent actifs, ce qui représente un coût de stockage sans rapport avec ce que les ventes rapportent. Or, les pouvoirs publics ne soutiennent que les nouveautés, dans une sorte de course effrénée. Sans tenir compte du fait que maintenir actif ce réel patrimoine a un coût important en termes de gestion. Si on retire ces ouvrages de la vente, leurs auteurs n’auront plus de livres disponibles, et les enseignants, qui participent par les prescriptions dans le cadre de leurs cours au maintien de cette littérature dramatique récente, ne pourront plus imposer la lecture de ces ouvrages. Il faut savoir que certains livres sont proposés à chaque rentrée par les mêmes enseignants depuis 10 ou 15 ans, car les élèves changent, mais pas leurs choix de textes leur permettant de développer la cohérence et la pertinence de leur approche de la littérature dramatique.

Dans ce domaine, il y a au moins une unanimité sur le fait que l’édition théâtrale ne peut pas être autonome. Elle a besoin de subventions, car elle reste une niche singulière et non rentable, aujourd’hui plus que jamais. Car le combat est rude. Un de nos échecs majeurs est de ne pas avoir réussi à faire accepter l’idée que “le théâtre se lit aussi”, slogan que nous partageons avec plusieurs confrères. Il n’y a pourtant aucune raison majeure que le théâtre ne soit pas lu autant qu’un roman. Si le problème est réel en France malgré quelques progrès, il est encore bien plus répandu en Belgique. Nous faisons pourtant tout notre possible pour que ces textes soient lus, et pas seulement perçus comme des objets “littéraires”, et non des “partitions” s’adressant à des metteurs en scène et des comédiens, avec des didascalies et des indications de tous ordre, en vue d’une création sur scène. Notre public cible est avant tout le lecteur, mais malgré nos efforts, nous sommes assez déçus du faible résultat obtenu, notamment pour notre collection Lansman Poche, particulièrement significative sur ce point.

COMMENT EST-CE QUE VOUS CHOISISSEZ LES TEXTES QUE VOUS ÉDITEZ ?

Les textes arrivent essentiellement par la boîte aux lettres, ou plutôt LES boîtes aux lettres. Une commune pour les auteurs non encore publiés chez nous, et une autre pour ceux qui nous ont déjà séduit et qui nous envoient leurs nouveaux projets ou nous tiennent informés de leurs actualités. Chaque année, nous recevons aussi des “bouffées d’air frais” grâce aux propositions de tiers notamment dans le cadre de prix comme celui des Journées de Lyon des auteurs et autrices de théâtre (JLAT) où nous pouvons choisir un ou deux textes à publier avec le soutien du prix. C’est une belle occasion de découvrir de nouveaux auteurs que nous n’aurions peut-être pas repérés sans cela.

Mais revenons à la “boîte aux lettres” pour constater qu’elle se révèle de moins en moins productive. Aujourd’hui, en ne publiant plus qu’une vingtaine d’ouvrages et en ayant pas mal d’auteurs reconnus dans le milieu, ces derniers prennent l’essentiel des “créneaux” disponibles avec de nouvelles propositions. Ceux qui restent ouverts aux nouveaux auteurs se font rares. D’autant qu’il s’agit non seulement de les publier mais aussi de les aider à se faire une place dans un secteur assez encombré. Il m’est donc très difficile de leur dire qu’ils ont une chance de rejoindre notre catalogue. Oui, cette chance existe, mais elle est minime compte tenu de la masse de dramaturges qui nous envoient leurs projets. Et cette situation me décourage car j’ai toujours voulu avoir une attention particulière à ces nouveaux auteurs. Pour preuve, le nombre de “Première publication” qui honore notre catalogue.

POURQUOI AVOIR CHOISI DE PUBLIER “LES FILLES AUX MAINS JAUNES” DE MICHEL BELLIER ?

Michel Bellier fait partie des premiers auteurs que nous avons publiés, nous avons rapidement commencé ensemble un chemin assez important. Il a aussi participé à l’opération “La scène aux ados” qui offre aujourd’hui plus d’une centaines de textes à jouer par des collégiens et lycéens.

Quand il nous a offert, avec des comédiens, une lecture du texte “Les filles aux mains jaunes” à la fin d’une résidence chez nous à Mariemont, il était évident qu’il s’agissait d’un grand texte encore en devenir. Un texte comme celui-là, s’il était arrivé par la boîte aux lettres, nous l’aurions pris immédiatement, car il possède pas mal d’atouts. Il a une vocation historique importante en évoquant un aspect peu abordé de la Première Guerre mondiale : la situation des femmes qui, en l’absence des hommes partis à la guerre, sont contraintes de remplir le rôle de ces derniers, ici dans les usines. C’est à ce moment qu’elles découvrent qu’elles ont un pouvoir, celui d’être indispensables. Une fois la guerre finie cependant, elles vont se retrouver face à l’obligation de baisser la tête et retrouver leur statut précédent. La pièce raconte aussi ce passage où on va demander aux femmes de retourner à leurs foyers, d’abord et avant tout pour faire et s’occuper des enfants.

Cela aurait pu n’être qu’un moment historique sans lendemain, mais heureusement, le mouvement a continué et même pris de l’ampleur, notamment sur le plan féministe et social. Il mènera à l’obtention du droit de vote pour les femmes et à d’autres modifications de leur statut.

"Les filles aux mains jaunes", mis en scène par Johanna Boyé

L’édition de cette pièce nous est apparue comme évidente et indispensable car au-delà de son côté historique, elle est surtout bien écrite. Les dialogues sont très puissants et les quatre personnages sont des figures emblématiques des femmes de l’époque, de la soumise et résignée à la jeune revendicatrice. La pièce est aussi touchante par l’évolution de l’un des personnages, qui développe peu à peu les symptômes d’une maladie liée à la fabrication des munitions de guerre. Il faut se rappeler que ce n’est pas pour rien que ces femmes, qui travaillaient avec des produits toxiques sans en être informées, avaient souvent les mains jaunes, signe de leur exposition à ces substances dangereuses. Pourtant, les patrons et les autorités publiques feignaient d’ignorer le problème en niant le rapport entre les symptômes et la tâche menée par ces femmes.

Ce texte est un prototype pour nous : il dit théâtralement des choses essentielles, avec émotion, et c’est exactement ce que nous recherchons.

UN MOT POUR TERMINER ?

Il me semble important de souligner que le rôle d’un éditeur n’est pas seulement de publier une fois, mais bien d’accompagner le texte sur le long terme. Avec “Les filles aux mains jaunes” par exemple, nous avons suivi de près toute la saga des créations multiples, ainsi que le chemin de ce texte dans le monde littéraire et pédagogique. Il va en effet être réédité chez un autre éditeur (non théâtral), accompagné d’un appareil critique et éducatif. Ainsi, la vie des “Filles aux mains jaunes” se poursuivra encore longtemps en dehors des scènes. C’est une belle récompense pour notre équipe.

Complétez votre lecture avec les interviews de Michel Bellier et Joëlle Cattino.

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